« Enfant spirituel mais insigne vaurien » : ce jugement des pères jésuites du Collège des Godrans sur leur élève Prosper Jolyot de Crébillon, né le 13 janvier 1674 dans le fief de Crais-Billon, près de Brochon, semble anticiper la réputation d’original associée au dramaturge dijonnais, misanthrope nonchalant préférant la compagnie des chats et du tabac à celle des hommes, et passionné jusqu’à la fureur, disait de lui Collé, par le vin, le jeu et les femmes. Un paresseux de surcroît, tôt lassé par sa première carrière juridique et à qui son exceptionnelle mémoire permit ensuite de ne pas coucher sur le papier un seul vers des neuf tragédies composant son œuvre dramatique, d’Idoménée en 1705 au Triumvirat en 1754. C’est à ses succès de scène cependant (Atrée et Thyeste en 1707, Rhadamisthe et Zénobie en 1711, Catilina en 1748), ainsi qu’aux faveurs et honneurs dont il bénéficia grâce à l’entremise de puissants protecteurs, dont la marquise de Pompadour, que Crébillon dut au XVIIIe siècle l’essentiel de sa notoriété, avant de connaître le décri puis l’oubli : élu en 1731 à l’Académie française au fauteuil de Racine, nommé censeur royal de librairie en 1733 puis censeur de police des théâtres en 1735, doté de charges et de pensions diverses (sur la cassette royale, le Mercure, les Bâtiments, le Sceau…), membre d’honneur des Académies de Dijon et de Rouen, le dramaturge eut surtout le redoutable privilège de compter parmi les ennemis jurés de Voltaire, qui n’eut de cesse de ravir la première place à son aîné, en « raccommodant » entre autres ses plus grands succès.
C’est en partie dans cette perspective qu’il faut comprendre l’impression du théâtre de Crébillon, en 1750, sur les presses de l’Imprimerie Royale, ainsi que l’extraordinaire pompe funèbre organisée à la mort du poète, à Paris, le 17 juin 1762, et la commande passée par Louis XV à Jean-Baptiste Lemoyne d’un mausolée représentant « la figure de la Poésie pleurante sur le buste de M. de Crébillon », conservée depuis 1820 par le musée de Dijon.
L’histoire littéraire n’a jusqu’ici guère rendu justice à celui qui, bien avant Beaumarchais, œuvra opiniâtrement pour la reconnaissance des droits d’auteur et offrit à ses contemporains une dramaturgie nerveuse et originale, moins classique que baroque, plus sénéquienne que mélodramatique, dans laquelle le pathétique, l’horrible et le spectaculaire, ses marques de fabrique, renouent avec les racines du tragique tout en inventant déjà un « théâtre de la cruauté ».
Magali Soulatges, Prosper Jolyot de Crébillon et la tragédie "à l'antique" : stratégies et enjeux de la représentation, thèse, Montpellier, 2000, 4 vol.