Cluny n’est que partiellement une histoire bourguignonne. Tout comme l’abbé Mayeul venait de la meilleure noblesse provençale, l’abbé Pierre, dans la première moitié du XIIe siècle, appartient à la fine fleur de l’aristocratie auvergnate, déjà illustrée par l’abbé Odilon. Et c’est à Sauxillanges qu’il fait ses premières armes monastiques. Son accession à l’abbatiat de Cluny est liée à la crise confuse provoquée par la renonciation de Pons de Melgueil. Malgré les circonstances controversées de son élection, l’abbatiat de Pierre correspond à un (ultime ?) apogée de l’Ecclesia cluniacensis, visible notamment dans la diversité et le lustre de ses nombreuses lettres conservées. À la Noël 1130, Innocent II consacre la grande église dite « Cluny III » qui magnifie en pierre et en lumière la puissance chrétientaire du monastère de la vallée de la Grosne. Peu après, se met en place sous la direction de l’abbé le système des chapitres généraux qui constituera, pour des siècles, l’assise administrative de l’empire clunisien. Enfin, des efforts de réorganisation matérielle et financière portent leurs fruits.
On a exagéré toutefois les divergences entre tendances monastiques au XIIe siècle. Le respect mutuel et les convergences entre Bernard de Clairvaux et Pierre de Cluny sont infiniment plus importants que les différences d’appréciation portant sur des questions secondaires comme le décor figuré des cloîtres. Suger, l’abbé de Saint-Denys, était comme la troisième pointe d’un triangle régulier bien plus souvent uni que divisé. En revanche, certains ont prêté à Pierre un « œcuménisme » ou un sens du dialogue inter-religieux qui relèvent du pur anachronisme.
S’il était plus disposé que Bernard à recevoir à l’intérieur du système romain des expressions diverses, comme le montre sa générosité à accueillir Abélard au terme de sa vie aventureuse, il défendait avec vigueur ad extra l’exclusivisme ecclésial. En font foi son volumineux traité contre les disciples de Pierre de Bruys, catalogués comme hérétiques, et surtout son Contra Sarracenos, daté des derniers mois de sa vie (1156). La traduction du Coran patronnée par Pierre ne visait nullement à une meilleure connaissance de l’altérité, mais à sa dénonciation mieux informée. Pierre, dit « le Vénérable », était un clerc de l’âge post-grégorien, ardent défenseur de la primauté romaine et de son miroir monastique dans les Gaules, non un précurseur.
Giles Constable The letters of Peter the Venerable, 2 vol., Harvard, 1967 ; Odon Hurel, Denyse Riche, Cluny, de l’abbaye à l’ordre clunisien Xe-XVIIIe s., Colin, 2010, 330 p. ; Georges Duby, « Économie domaniale et économie monétaire : le budget de l’abbaye de Cluny entre 1080 et 1155 », Annales ESC, t. 7, 1952, p. 155-171 (repris dans Seigneurs et paysans, Flammarion, 1988) ; Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’Islam, Flammarion, 1998, 508 p.