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D’importants progrès ont été réalisés dans la connaissance des épidémies du passé grâce à des recherches multidisciplinaires associant archéologie, anthropologie physique, génétique microbienne, climatologie, informatique appliquée aux sources historiques, méthodes modernes de cartographie. C’est pour la deuxième pandémie de peste, qui a débuté au milieu du XIVe siècle par la Peste Noire et s’est poursuivie jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, que les travaux ont été les plus féconds. Nous illustrerons quelques unes de ces avancées, comme la démonstration du rôle de Yersinia pestis dans ces crises de mortalité et le décryptage de la géographie à grande échelle des épidémies.
Nous présenterons ensuite une analyse des épidémies dijonnaises de la fin du Moyen-Age, réalisée à l’aide de documents fiscaux informatisés. Les données des registres des comptes de l’impôt des marcs établis entre 1356 et 1502 ont été introduites par AG dans une base de données informatique (établie avec Henri Labesse, Paris 4-Sorbonne). Le programme a permis l’individualisation d’un peu plus de 13000 chefs de feux dijonnais dans une base de données originale. Pour chacun d’entre eux, cette base indique le nom (et éventuellement les noms successifs), le montant de l’imposition (ou le motif d’une éventuelle exemption), la situation du domicile (paroisse, rue, éventuellement côté de la rue), souvent la profession, la date d’apparition et éventuellement le date et le mode de disparition. Cette base de données apporte trois ordres d’éclairages sur les épidémies qui ont affecté les Dijonnais.
Au milieu du XIVe siècle, une dizaine d’années après la Peste Noire, les registres des comptes de l’impôt des marcs portent encore les traces de la grande épidémie. Les agents du fisc recensent une proportion inhabituelle de chefs de feux imposés « pour leur femme » et selon toute vraisemblance remariés à une veuve pourvue d’un patrimoine ou « pour les enfants… » orphelins sur lesquels ils exercent une tutelle.
La première moitié du XVe siècle est une période particulièrement difficile pour la Bourgogne, ravagée par les Armagnacs auxquels succèdent les Écorcheurs. Nous sommes encore dans le siècle qui suit la Peste Noire, où les épidémies récurrentes surviennent à peu près tous les dix ans. Trois d’entre elles se reflètent dans les registres fiscaux dijonnais. La richesse documentaire de ces sources nous a permis d’établir la première cartographie basée sur le Système d’Information Géographique (SIG) pour la mortalité épidémique dans une ville médiévale. Grâce à l’exceptionnelle précision des indications topographiques fournies par les registres, et en se basant sur les plans anciens et sur les travaux publiés, notamment par P. Gras et par le Pr Jean Richard, AG a reconstitué (avec Françoise Vergnault-Belmont, École des Hautes Études en Sciences Sociales) un plan du Dijon des XIVe et XVe siècles. Cette carte a été géoréférencée par Patrick Giraudoux (Université de Bourgogne-Franche-Comté et Institut Universitaire de France) en utilisant une trame de l’Institut Géographique National fournie par la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon. L’analyse informatique réalisée sur les données des épidémies de 1400-1401 (considérée par JN Biraben comme une peste ayant atteint l’ensemble de l’Europe), de 1428 et de 1438-1440 a révélé des foyers de surmortalité et de sous-mortalité, dont nous avons confronté la localisation au sein de la géographie socio-économique et professionnelle de la ville. Les données cartographiques suggèrent que les deux premières épidémies sont bien des pestes, tandis que la troisième s’en distingue. Au cours des deux probables pestes, la partie la plus active économiquement, autour du Marché Vieux, ainsi que la rue du Bourg, où se concentrent les bouchers, sont les plus atteintes. Cette localisation préférentielle dans le centre urbain actif et densément peuplé pourrait être une caractéristique des pestes pré-modernes. Cet exemple montre, parmi d’autres que, tout comme les progrès de la génétique enrichissent l’approche archéologique, la cartographie moderne peut renouveler l’exploitation des sources historiques.
Un troisième éclairage apporté par les sources fiscales est la révélation de destins individuels de Dijonnais confrontés à ces épidémies. Même si les documents de l’époque sont étonnamment discrets sur les conséquences individuelles de ces crises, ils offrent des occasions de rencontre avec des orphelins de la Peste Noire devenus des notables de la fin du XIVe siècle, avec des victimes de la peste du début du XVe siècle qui avaient pourtant survécu à deux épidémies précédentes, avec des hommes d’affaires ruinés par le décès de leurs créanciers. De telles situations seront évoquées dans le cours de l’exposé.
Références
GALANAUD (Anne), Démographie et société à Dijon à la fin du Moyen Âge (1357-1447) à partir d’une analyse informatique des registres des comptes de l’impôt des marcs , Thèse de doctorat, Université de Franche-Comté, 2009. Texte téléchargeable par le lien suivant: https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-0116686
GALANAUD (Anne) & GALANAUD (Pierre), Femmes et enfants dijonnais à l’épreuve de la Peste Noire et de ses récurrences. Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des Anciens Pays Bourguignons, Comtois et Romands. 2010; 67: 119–36.
Galanaud P, Galanaud A, Giraudoux P (2015) Historical Epidemics Cartography Generated by Spatial Analysis: Mapping the Heterogeneity of Three Medieval « Plagues » in Dijon. PLoS ONE 10(12): e0143866. doi: 10.1371/journal.pone.0143866. Article en accès libre, téléchargeable par le lien suivant: http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0143866